Les défis liés à la cybersécurité et aux transformations métiers et digitales amènent les organisations, notamment celles de taille conséquente, à repenser le rôle et l’organisation de leur DSI. Les DSI, DOSI, CIO, CDO, CDIO, CTO et les Transformation Officers ont vu leurs acronymes et missions associées évoluer fortement ces dernières années à mesure que la transformation digitale s’est affirmée. Ces pilotes des technologies jouent un rôle stratégique en répondant quotidiennement aux enjeux de transformation des métiers, de cybersécurité, de codification et, évidemment, d’efficience opérationnelle.
Garrett Dalton, CDO & CIO (Savencia Gourmet) et Guilhem Senegas, CIO & Head of Digital Transformation (Electrolux Professional) nous ont apporté apporté leurs témoignages dans le cadre d’une table ronde proposée par l’ADIRA (Association pour le Digital et l’IT en Région Auvergne-Rhône-Alpes) à l’occasion du dernier FORUMDIMO 2023. Il est notamment question de tendances de gouvernance, d’évolutions des organisations et des technologies. Une animation de Cyril de Saint Paul, digital process expert chez TooSmart.
Quelle place pour la DSI ?
Une structure héritée chez Electrolux Professional
Guilhem Senegas prend le poste de DSI chez Electrolux Professional (EP) dans le cadre d’une création d’entreprise. Electrolux est une société suédoise de 4 000 personnes (1,1Md € de CA, présence dans une trentaine de pays) dont EP est une ex-business unit spécialisée dans la fabrication d’appareils de cuisine, de salles de bain, de restauration pour professionnels, revendeurs et partenaires. EP a une structure héritée du groupe Electrolux, une organisation assez avancée en termes de digitalisation au sein de laquelle la DSI faisait déjà partie du Codir. Le même schéma a donc été reproduit chez EP. « À l’origine, il n’y avait pas d’élément de transformation digitale dans mon poste. Cet aspect est venu après les divers confinements, le changement de fonctionnement des entreprises et la modification des comportements d’achats des clients, tournés vers le virtuel. Il y a eu une prise de conscience d’une accélération de la digitalisation du monde B-to-B. Forts de ce constat, nous avons poussé un programme de transformation digitale dans l’entreprise » explique Guilhem.
Ce dernier récupère des équipes qu’il forme à la transformation digitale et combine les rôles de DSI et CDO. Selon lui, la notion de « marketing digital » crée des confusions dans l’entreprise, notamment sur le périmètre opérationnel de chacun. Quel est le rôle du marketing digital dans la transformation digitale ? Comment capitaliser sur les compétences du marketing pour faire en sorte qu’un projet soit adopté par les équipes ? « Chez EP, le marketing digital est actuellement une équipe séparée. Or, c’est un élément fondateur de la transformation digitale et il nous faut absolument œuvrer dans la même direction ».
Une création chez Savencia Gourmet
Garrett Dalton arrive chez Valrhona en 2018 sans aucune équipe, avec une mission de transformation digitale. Il existe alors un triumvirat entre le digital marketing, l’IT et la DSI. Il lui faut trois ans pour monter une organisation DSI intégrant la transformation digitale. Selon lui, il est indispensable que la DSI ait le lead pour être bien écoutée au niveau du Comex et de la gouvernance, pour mener les transformations et désiloter les actions. Garrett devient CDO à l’occasion de cette fusion, pour Savencia, qui est un grand groupe (6,7 Md € de CA, 25 000 personnes) de fabrication de fromages et de chocolats composé d’une centaine de petites entreprises (dont Savencia Gourmet pour le chocolat, avec Valrhona, Weiss, Révillon qui représentent 20% du CA).
Quelle place pour la DSI dans la stratégie de l’entreprise ? Faut-il un modèle unique ou du cas par cas ?
La place de la DSI symbolise l’importance de la transformation digitale et dépend de la taille de l’organisation. Cyril de Saint Paul a accompagné des organisations de 50 à 200 personnes où le digital prenait une part importante, mais où la direction n‘était pas forcément sensibilisée aux enjeux digitaux qui étaient vécus comme des contraintes. « La DSI doit croire à sa démarche digitale. Intégrer une telle fonction au Comex/Codir est une tendance que l’on remarque depuis quelques années. Cela montre la capacité d’engagement et de changement d’une organisation. Son absence témoigne du manque de maturité – ou d’appétence – pour traiter le sujet ».
Garrett pilote cinq entreprises dans son périmètre. « Je suis dans le Comex de Valrhona et de Sevancia Gourmet. C’est fondamental pour mener une véritable transformation, car il faut que celle-ci soit considérée comme un enjeu fort. Or, cette place se mérite. Si on considère l’IT comme un centre de coût, il n’a pas sa place au Comex ». Garrett considère la fonction comme une pyramide de Mazlow à trois niveaux :
- Au premier niveau, on assure les affaires informatiques courantes, dont la cybersécurité.
- Au deuxième niveau, on s’attache aux projets clés comme la croissance de l’entreprise.
- C’est au troisième niveau que devrait se positionner la DSI pour aider à générer plus de chiffre d’affaires ou à réduire les coûts en visant l’excellence opérationnelle.
Pour Guilehm, il est indispensable qu’il y ait au Comex et Codir une personne susceptible de parler deux langages : celui du business ET de la technologie, qui est un levier énorme de « disruption » à maîtriser afin d’augmenter la satisfaction client, réduire les coûts et augmenter la performance opérationnelle. Cette personne doit avoir une longue expérience des projets business, être capable de délivrer tout en assurant la sécurité de l’entreprise, de ses assets et de ses services. Elle doit comprendre les usages de la technologie et savoir comment la mettre en œuvre sur les process, les métiers et les services. « Pour les entreprises d’une certaine taille, ce modèle devrait être la norme et la DSI doit savoir comment la technologie peut faciliter la transformation digitale ».
Quelles clés d’acceptation pour la DSI ?
Quand Sanofi s’est fait hacker son système d’information au printemps 2021, la DSI s’est retrouvée au centre des projecteurs. Mais comment aller plus loin pour valoriser pleinement son travail, sans considérer uniquement l’aspect défensif de la fonction ? En effet, le digital peut avoir un impact fort sur l’efficacité opérationnelle de l’organisation, en lui permettant de gagner du temps grâce à des applicatifs. De ce point de vue, Garrett estime que tous les DSI n’ont pas la volonté innée de transformer l’entreprise en profondeur. Il faut déjà qu’ils aient la possibilité d’évoluer dans un environnement qui permette de se saisir du rôle. Lui-même estime qu’il n’existe pas de baguette magique : « j’ai monté une campagne de marketing auprès des personnes les plus influentes du Comex en analysant leur douzaine de points de douleur les plus prégnants. Nous nous sommes donnés six mois pour avoir un impact sur le premier sujet, puis avons fixé des échéances semestrielles jusqu’à la résolution totale des « pain points ». C’est ainsi que se gagne la légitimité du CDO dans l’entreprise, par-delà son rôle statutaire ».
De son côté, Guihem pense que pour élever son rôle dans l’organisation, la DSI doit parler en termes de résultats business, démontrer des économies ou l’augmentation du taux de conversion des leads sur un pays donné grâce au marketing digital par exemple. Le fait de « vendre » ainsi l’IT permet de changer les perceptions, surtout auprès d’un management traditionaliste. À cet égard, la cybersécurité est un bon exemple. Ce sujet technique géré par la DSI peut ainsi être abordé – notamment le cas du ransomware – sous l’angle de pertes potentielles de business plutôt que du seul point de vue technique afin de mobiliser des moyens et des compétences.
Garrett estime par ailleurs que la DSI doit se positionner clairement : « L’ambition de Valrhona est de changer les gastronomies et d’inventer celles de demain. On ne peut pas répondre à ce type d’enjeu ni transformer l’entreprise seulement par la cybersécurité. Par conséquent, toutes les portes sont bonnes pour proposer des actions de transformation digitale, mais dans un contexte proactif plutôt que purement défensif ». Guilhem renchérit en indiquant que le rôle de la DSI consiste à montrer comment la technologie soutient les métiers, l’excellence opérationnelle, les ventes, etc. « Cette approche ne peut se dérouler sans être intégrée dans une vision de la gouvernance, ni être portée par elle. On a tendance à ne pas croire ce sur quoi on n’a pas assez d’informations. Évangéliser par l’exemple permet de valoriser ces projets de transformation digitale…
Quelle organisation entre le digital et le métier ?
Une dizaine de piliers chez Valrhona
L’IT est intégrée au sein d’une démarche collective co-construite avec le Comex pour répondre à ses besoins spécifiques dans le cadre d’un Plan d’action opérationnel (PAO) visant la dizaine de métiers de l’entreprise. Les sujets sont portés en binômes (DSI-métier). Un exemple que donne Garrett : « Le sourcing des cacaos passe par 18 000 plantations situées dans 17 pays. L’ambition consiste non seulement à assurer le tracking, mais aussi à avoir des insights, à faire des ajustements en fonction des data, à s’assurer que les gens sont payés au juste prix et au bon moment. Dans l’équipe, je positionne trois « transfomers » en début de projet, car on passe environ 80% du temps sur le scoping car, souvent, les métiers ne maîtrisent pas le sujet digital. Il a ainsi fallu deux ans de discussions pour 6 mois de mise en œuvre ».
Trois piliers de transformation digitale chez EP
Guilhem présente trois piliers essentiels sur lesquels sont lancées des actions de digitalisation :
• Le back-end : notamment l’automatisation et les data, indispensables pour transformer l’entreprise à travers l’harmonisation des systèmes.
• La connectivité et les IOT : pour proposer de nouveaux services digitaux comme le réapprovisionnement automatique de consommables et la maintenance prédictive.
• L’expérience digitale pour les distributeurs et revendeurs, avant, pendant et après l’acte d’achat, avec un focus sur le customer service.
Les choix tactiques de Valrhona dictés par la valeur ajoutée
Impossible d’attaquer dix piliers en même temps. Un plan stratégique a été défini à trois ans. Il a ensuite fallu faire un focus sur ce qui devait apporter le plus de valeur à l’entreprise. Garrett a suggéré quatre sujets :
• Grâce au e-commerce, le chiffre d’affaires a triplé (30 m€), ce qui a apporté une écoute importante à la DSI.
• Les processus commerciaux ont été digitalisés à 80% grâce à des outils numériques. Il n’y a plus de prise de commandes manuelles et il ne reste que 20% des ventes réalisées par téléphone.
• La transformation des données est un sujet compliqué. Une démarche « data champion » a été menée pour acculturer les équipes à la data « ready for business ».
• Enfin, des « use cases » ont montré la valeur de la digitalisation de la fabrication « 4.0 » qui est encore très faible dans l’agroalimentaire.
« Le digital nous a amenés à travailler autrement pour pouvoir vendre notre chocolat en Chine en direct. C’est une vraie rupture du business model pour une entreprise qui vend dans 60 pays et dont 2/3 des ventes sont réalisées par des distributeurs à l’étranger. Nous sommes arrivés à atteindre 300 000 clients en menant quelques actions digitales pointues en partenariat avec des acteurs locaux ». Garrett estime ainsi que la vraie valeur est dans le end-to-end : « la logistique de supply est un sujet très puissant qui se gère avec la data, par exemple pour savoir quand introduire de nouveaux produits sur les marchés. C’est une vraie transformation du modèle de l’entreprise ».
EP vise la fluidité des interactions avec ses clients
Connaissez-vous « l’économie de l’attention ? ». Si on s’occupe bien des collaborateurs – par exemple si on aide les commerciaux à mieux travailler en leur offrant des outils digitaux performants – ces derniers vont interagir plus efficacement leurs clients. Le digital contribue à améliorer la qualité à tous les niveaux et à dynamiser l’expérience client.
EP a l’ambition de devenir une entreprise avec laquelle il est facile d’interagir : « Nous sommes en train de déployer des outils de digitalisation pour nos clients externes et internes. Nous avons fortement augmenté nos ventes en ligne et accru notre satisfaction client ». Pour Guilhem, l’après-vente est un projet particulièrement intéressant : « C’est à ce stade qu’il y a le plus d’interactions avec nos clients. Simplifier les interactions à ce niveau-là et accélérer la réponse à leurs questions revêt donc une importance cruciale. Cela implique d’harmoniser nos processus internes, ce qui donne la possibilité aux équipes de fonctionner en centre de services partagés autour d’un même outil. C’est aussi un projet de transformation avec nos partenaires ».
Relativiser les croyances pour faciliter l’appropriation des outils digitaux
Pour Guilhem, en matière de digital, rien ne se fait sans l’humain, qu’il s’agisse de collègues ou de clients : « il est primordial qu’ils aient une bonne compréhension des usages digitaux. Un onboarding et un accompagnement au changement est donc indispensable car l’effort en matière de digital est plus important que sur des projets classiques. Nous avons mis en place une initiative spécifique d’adoption d’outils pour aider les entités ayant déjà démarré des actions en e-commerce ou en customer service. L’adoption est très variable selon les personnes, leur maturité, leur appétence. »
De son côté, Garrett apprend beaucoup par le « fail forward » : « Les vendeurs recherchaient un outil parfait en pure perte. Nous avons donc pris à bras le corps leur besoin pour préconiser des solutions agiles sous forme de « sprints » toutes les trois semaines. La solution s’est construite de façon itérative et les forces de vente ont pu suivre les développements au fil de l’eau, sans être connectés en permanence. La solution est sortie en trois mois à leur grande satisfaction ».
Quelle DSI dans cinq ans ?
Guilhem estime que les confinements ont montré qu’il fallait être prudent en matière de prévisions : « Il n’y aura plus de DSI, car son rôle va se muer en CDO. La DSI aura acquis la capacité à parler business et évoluera dans un rôle hybride au Comex, partagé entre des activités de DSI classique et la transformation technologique ». Garrett prend l’exemple de Tesla : « Ce n’est pas seulement un fabricant de voitures, car plus de 30% de son activité tourne autour de la tech. Les entreprises qui réussiront leur transformation digitale seront celles qui seront drivées par la tech et le CDO aura un rôle crucial à jouer ».